CHRISTOPHE WILLIBALD GLUCK (1714-1787)
Le Chevalier Gluck laisse une œuvre considérable et visionnaire, digne du réformateur et de l’européen convaincu qu’il était, célébré par l’ensemble des nations musicales.
Né en 1714 en Bavière, fils d’un militaire issu d’une vieille famille bohémienne, Christoph-Willibald Gluck arrive en Bohème en 1717 lorsque son père est nommé Maître des Eaux et Forêts à Reichstadt. Sa jeunesse se passera entre les langues et les cultures allemandes et tchèques, au gré des mutations familiales. Mais sa langue maternelle est le tchèque. La famille s’installe à Kreibitz à partir de 1721 au service du Comte Kinsky, et le jeune Christoph prend ses premières leçons de musique en apprenant le violon. Son père ne le destinant pas à une carrière musicale, il quitte la famille en 1730 et part à l’aventure, gagnant sa vie en musicien itinérant, jouant de la guimbarde en virtuose. Ce « jongleur de Bohème » est à Prague dès 1731 et s’inscrit à la faculté de philosophie en poursuivant des études musicales. Vers 1735 il gagne Vienne avec le soutien de la famille Lobkowitz. Remarqué par le Prince Melzi, il devient membre de sa chapelle privée en arrivant à Milan en 1736. Il y reçoit l’enseignement de Sammartini, et en 1741 fait jouer son premier opéra : Artaserse, puis le succès étant au rendez-vous il créée sept autres opera seria jusqu’en 1745, de Venise à Turin et Crema, avec de nombreuses reprises partout en Europe, œuvres dont il ne reste souvent que des fragments. Gluck est déjà un nom réputé pour l’opéra italien : le monde s’ouvre à lui.
Afficher plusEn 1746 il est à Londres et créée pour l’opéra de Haymarket La caduta de’ giganti puis Artamene, deux pasticcio qui remportent un certain succès. C’est l’occasion de rencontres avec Haendel, dont certains voudraient qu’il soit le rival. Mais il préfère sillonner l’Europe dans la troupe itinérante d’opéra italien des frères Mingotti. Ces trois années à parcourir les Cours les plus prestigieuses constituent une expérience décisive. De somptueuses fêtes de mariage à Dresde permettent en 1747 la création des Nozze d’Ercole e d’Ebe, puis en 1748 à Vienne il créée La Semiramide riconosciuta pour l’anniversaire de l’Impératrice Marie-Thérèse : cet opéra rencontre un tel succès qu’il est joué deux mois durant au Burgtheater ! Puis ce sont Hambourg, Copenhague, Prague etc. où Gluck devient membre de la troupe de Locatelli, et créée Ezio en 1749. Il se marie l’année d’après à Vienne, mais son union ne donnera pas d’enfant, et il adoptera la fille de sa sœur.
En 1752 le voici à Naples dans le faste d’un gala royal pour la création de La Clemenza di Tito, avec le castrat Caffarelli. Le succès est tel que les Napolitains le surnomment « Il divino Boemo » ! De retour à Vienne, le Prince de Saxe-Hildburghausen l’intègre à son cénacle et lui fait créer Le cinesi dans son palais Schlosshof. Le comte Durazzo devenu maître des théâtres de Vienne nomme Gluck à la direction des concerts du Burgtheater : sa position est enfin significative dans la capitale de l’Empire, et le voici comme Haendel avant lui « le premier des Italiens de son temps », et comme Haendel grand mangeur et buveur… !
Pour créer Antigono il se rend à Rome en 1756, et le Pape le fait Comte Palatin du Latran et Chevalier de l’Eperon d’Or, titre qu’il porte dorénavant avec fierté : Ritter von Gluck.
Vienne lui donne l’occasion de créer Il re pastore pour l’anniversaire de l’Empereur François Ier, et il enchaîne la première scène à l’ouverture, lui donnant un sens dramatique nouveau. Mais ce sont surtout les opéras comiques français, devenus à la mode, qui sont la principale occupation de Gluck : associant le style bouffe italien et le comique français, remplaçant des airs et des ouvertures sur les livrets de Favart, d’Anseaume ou de Le Sage qui triomphent sur la Foire à Paris, Gluck produit sept œuvres comme Le Diable à quatre en 1759 et surtout Le Cadi dupé en 1761, qui lui mettent le pied à l’étrier pour un véritable opéra-comique français entièrement de sa main, Les Pèlerins de la Mecque en 1764, son chef d’œuvre dans le style. Ces œuvres légères sont aussi l’occasion pour lui de manipuler la langue et la prosodie françaises, d’écrire des mélodies et des airs plus simples et plus naturels dans leurs affects que ceux de l’opera seria. Pas de da capo, pas de récitatifs longs et stériles qui affaiblissent l’action, pas de diva et de divo à mettre en valeur coûte que coûte, mais des duos sous forme de dialogues, des scènes comiques et grotesques, bref de la vérité : tout le contraire des livrets de Métastase qui sont l’essentiel des opera seria du temps. Gluck a de surcroît un orchestre complet pour servir sa musique, alors que les foires parisiennes le réduisent à quelques instrumentistes. Le voici prêt à s’atteler à son grand ouvrage : la Réforme de l’Opéra.
Le librettiste Ranieri de Calzabigi arrive à ce moment de Paris, avec des idées neuves puisées notamment dans les ouvrages célèbres de Quinault, mais aussi dans les réflexions théoriques de Rousseau ou Diderot. Il soutient que le livret et sa poésie doivent être le support dramatique de la musique ; une poésie expressive permettra une musique efficace. La musique sera plus que jamais de la poésie déclamée. C’est évidemment l’inverse de l’utilisation habituelle des livrets de Métastase dont Calzabigi vient de publier l’intégrale. Le « retour à la nature » dans le livret, une action simple et compréhensible, des sentiments qui puissent être réellement exprimés, comme dans l’opéra-comique : voici la mise en place d’un nouvel ordre de l’opéra, que l’histoire appelle la Réforme de Gluck. Le compositeur, pour donner une plus grande force à ses œuvres, décide d’abandonner les sujets historiques à personnages et intrigues multiples, pour se concentrer sur un personnage mythique et emblématique dont le destin va interpeller le spectateur. Pour créer une continuité du drame, il ne sépare plus les récitatifs et les airs, mais il intègre de grandes pages chorales et des moments de ballet, plus spécifiquement les pantomimes dansées rendues très expressive par les chorégraphes Angiolini et Noverre. Voici le formel abandonné pour le retour au naturel.
Comme premier exemple le ballet Don Juan (Vienne 1761) sur un argument de Calzabigi permet au chorégraphe Angioloni de travailler avec Gluck sur un ballet d’action possédant une trame narrative forte, culminant dans la scène des enfers particulièrement menaçante ! Avec le ballet Semiramis produit par le même trio en 1765, il affirme cette vision de « ballet pantomime sans danse » ou « ballet pantomime tragique ».
En octobre 1762 au Burgtheater, Orfeo ed Euridice est le premier opéra à appliquer la réforme : signé de Gluck et Calzabigi, c’est immédiatement un succès, mais c’est également une révolution, suivie de mille discussions et débats. Le rôle prépondérant du chœur, traité comme dans la tragédie antique en acteur à part entière, les chorégraphies d’Angiolini, le rôle-titre dévolu au castrat Gaetano Guadagni, ont bonne part dans la satisfaction et l’étonnement du public qui assiste à cette azione teatrale. La partition en est publiée à Paris en 1764, Gluck s’y rendant à cet effet.
Telemaco est créé à Vienne en 1765, puis en 1767 c’est Alceste, également sur un livret de Calzabigi, que donne Gluck à la scène viennoise. Très inspirée de l’Alceste d’Euripide, comme de celle de Lully (dont Gluck avait étudié les œuvres avec passion), elle présente pour la première fois un effet spécifique : une partie de chœur est chantée depuis la coulisse pendant que les danseurs figurent l’action ! L’œuvre est saluée comme « un singspiel sans castrat, une musique sans vocalise, un poème italien sans enflures ni pointes » pour « découvrir les cris de la passion et les cris de l’âme ! ». Vient ensuite Paride e Elena en 1770 , œuvre elle aussi façonnée par Calzabigi et chorégraphiée par Noverre, et qui remporte un franc succès.
Durant la décennie qui s’achève, Gluck a régulièrement croisé la jeune archiduchesse Marie-Antoinette : pour lui donner des leçons de clavecin et de musique, mais aussi pour la faire danser dans des œuvres de cour, comme Le Triomphe de l’Amour, ballet de 1765. En 1770 son mariage avec le Dauphin de France, puis en 1774 son accession au trône, changent la donne pour Gluck qui a une alliée au plus haut niveau de la scène française. La rencontre qu’il fait à ce moment avec le Bailli du Roullet est décisive : le librettiste devient le complice de Gluck en lui proposant d’écrire Iphigénie en Aulide pour l’Opéra de Paris. L’ouvrage est terminé en 1772, et du Roullet écrit à Dauvergne, directeur de l’Opéra, pour lui proposer cette œuvre novatrice. Le marasme de la scène lyrique de l’époque appelant un renouveau, et Gluck se faisant appuyer par Marie Antoinette, l’Opéra propose à Gluck un contrat pour six opéras ! La première œuvre, Iphigénie, est créée en avril 1774 après des répétitions particulièrement houleuses, Gluck devant batailler avec les interprètes pour faire jouer sa musique comme il l’entend. Car le maestro a une faculté démoniaque à diriger les répétitions de ses œuvres, faisant répéter des dizaines de fois un passage si nécessaire, hurlant sur les interprètes, ne cessant qu’en ayant obtenu l’effet recherché. Le soutien de la Dauphine joue un rôle majeur, jusque dans sa présence à la première, applaudissant très régulièrement durant le spectacle, ce qui ne laisse pas de surprendre. L’accueil est triomphal, et partout on disserte sur l’œuvre et ses enjeux nouveaux : « la fermentation que cette révolution produisit dans les têtes parisiennes est incroyable, on ne pensoit, on ne rêvoit plus que de musique ! » commente Mannlich. « Vous avez réalisé ce que j’ai cru impossible jusqu’à ce jour », écrit Rousseau à Gluck. Présenté à Louis XV, Gluck en reçoit des compliments publics, à défaut d’argent pour les accompagner. L’accession au trône de Louis XVI et Marie-Antoinette (mai 1774) permet à Gluck de continuer ses projets et de créer la version française d’Orphée et Eurydice, dans une traduction de Moline, en août : développant les ballets, transposant le rôle-titre pour le haute-contre Legros, étoffant la partition orchestrale qui devient majestueuse, ce nouvel Orphée est une splendeur. La scène des Furies prend un caractère extraordinaire avec les danseurs qui crient littéralement en dansant, et l’ajout de l’air brillant pour Legros « L’espoir renaît dans mon cœur » dynamise l’œuvre qui connaît un succès sans précédent. Voltaire peut écrire : « il me paraît que vous autres parisiens vous allez avoir une grande et paisible révolution dans votre gouvernement et votre musique, Louis XVI et Gluck vont faire de nouveaux Français .»
En août 1775, La Cythère assiégée, opéra-ballet à la manière de Rameau, reçoit un accueil mitigé, mais Gluck est surtout au travail pour la version française de son Alceste : elle est créée en 1776, après un travail considérable du compositeur, obtenant une maturité splendide de la partition, que Berlioz saluera par « c’est de la musique de géant ! », une véritable résurrection de la tragédie antique, avec un chœur quasi omniprésent, et des scènes infernales époustouflantes. La première en présence de la Reine est accueillie froidement, mais par la suite c’est à nouveau le triomphe. Des admirateurs commandent à Houdon le buste de Gluck. Mais la perte de sa fille adoptive l’atteint en plein cœur, et c’est dans cet état d’esprit qu’il compose Armide, qu’il veut très différente de ses œuvres précédentes. Il réutilise le livret de Quinault que Lully avait mis en musique un siècle avant lui, en décuplant son véritable pouvoir dramatique. Avec Legros en Renaud, Noverre pour les ballets, et la présence de la Reine aux deux premières représentations de 1777, l’œuvre est un succès, mais déchaîne une polémique entre Lullistes et Gluckistes, qui devient une Querelle qui agace le compositeur, d’autant qu’il s’épuise en réponses acides qui relancent les attaques cinglantes. Le Roland de Piccinni créé en 1778 avive les deux partis, maintenant Piccinnistes contre Gluckistes ! C’est dans ce contexte qu’est créée Iphigénie en Tauride, s’ouvrant par un orage orchestral sans précédent, et déployant tout du long des forces dramatiques considérables. Mais cinq ans après la première Iphigénie, le style de Gluck semble maintenant accepté. Il en va autrement de sa dernière pièce parisienne : Écho et Narcisse, drame musical, qui est un retour à un style plus modéré, dans une aimable pastorale, dont la partition élégiaque contient des merveilles et dont les accents tragiques sont de purs moments d’humanité. Frappé d’une attaque d’apoplexie durant les répétitions, Gluck ne s’attache pas à défendre une œuvre qui n’a pas l’effet de bombe de ses œuvres précédentes, faute d’un livret puissant. Dégoûté par l’échec de la pièce et épuisé par la maladie, il quitte Paris et cesse de composer de l’opéra. Il termine ses jours sans vraiment sortir de la maladie, en assistant au triomphe de ses œuvres parisiennes montées à Vienne en allemand ou en italien. Mais Paris n’a pas renoncé à lui : on attend avec impatience son opéra Les Danaïdes qui serait le retour à un grand sujet et aux effets gluckistes. Le maître entretient le suspense, mais c’est à son disciple Antonio Salieri qu’il fait travailler la musique, ne se sentant ni la force de composer, ni celle d’affronter à nouveau le public parisien. Salieri supervise en effet toutes les répétitions, et la première se fait avec une œuvre signée de Gluck et Salieri. C’est un triomphe ! Ce n’est qu’après la cinquième représentation qu’est publiée une lettre où Gluck affirme : « la musique des Danaïdes est complètement de Salieri, ma seule part a été de faire des suggestions, qu’il a acceptées ». A trente-quatre ans, Salieri conquiert ainsi le cœur des français pour une décennie, tout en restant très proche de Gluck à Vienne : il en sera l’ultime confident. Les dernières années de Gluck ne sont plus marquantes musicalement, hormis l’adaptation en allemand de son Iphigénie en Tauride.
Le legs de Gluck est considérable : réformateur de l’opéra, ses grandes œuvres de maturité influencent tous les grands compositeurs européens de son temps, Mozart, Beethoven et Weber lui devant évidemment beaucoup, ainsi que toute l’école italienne dont Spontini et Cherubini en premier lieu. Ses œuvres s’inscrivent dans le répertoire jusqu’à nos jours et son influence fut majeure pour Wagner (qui adapta en allemand Iphigénie en Aulide) comme pour Berlioz évoquant « l’idéal que je m’étais fait du style de Gluck » qui provoque chez lui une exaltation extraordinaire. Sa version de l’Orphée du maître en serait la meilleure preuve…